Le Labyrinthe de Chartres, enfin dévoilé ?
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Lorsqu’il contemple le labyrinthe de la cathédrale de Chartres dégagé de ses chaises, le visiteur – sensible au caractère sacré de l’édifice – ressent souvent une forte émotion. Elle se nuance en fonction de ses références culturelles et spirituelles. Que ressent-il ?
Si l’on s’en tient aux témoignages, on peut apercevoir trois intuitions différentes, qui ne sont nullement exclusives l’une de l’autre : l’énergie que dégage cette figure architecturale, vécue de façon intériorisée ; l’utilité que l’on y pressent à faire soi même le parcours ; la fascination pour le mystère des pratiques, concurremment au regret ambivalent de ne pas les voir assez expliquées.
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ACTUALITÉ
Un fort engouement s’exprime à présent pour le parcours du labyrinthe, essentiellement porté par des enseignements issus du ‘développement personnel’ – visant à épanouir, aux plans spirituel et corporel, ceux qui en ressentent le besoin. L’intérêt est tel qu’il existe aujourd’hui au niveau mondial plus de quarante associations dont le but spécifique est l’usage méditatif du labyrinthe de Chartres – fréquemment répliqué, en pierre en tapis ou en gazon. Toutes sont intéressées à un éventuel ‘mode d’emploi’, qui apparaît souvent conforme à leurs croyances et aux attentes psychologiques des participants.
Pour approfondir la compréhension que nos contemporains ont de leur propre recherche vitale, nul doute qu’un retour aux origines historiques pourrait être d’un grand secours.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
ÉTAT DES RECHERCHES
L’intérêt croissant pour le labyrinthe contraste avec les silences de la documentation. On compte moins d’une dizaine de recensements connus en archive pour la période qui va de l’époque médiévale jusqu’aux années 1870 : mentions tellement brèves qu’aucune d’entre elles ne représente la moindre source réellement exploitable, susceptible de fournir des éclaircissements sur les origines du labyrinthe.
On prend à l’inverse la mesure d’une importante littérature à partir des années 1970, se comptant par volumes entiers et explorant tous les champs des sciences humaines appelées à interprétation. Il faut prendre attention à ne pas se perdre dans cette bibliothèque virtuelle ou le labyrinthe est successivement : un point de ressourcement géo-biologique, un schéma théorique pour s’éveiller à la conscience de son corps, une modélisation des fonctions neuronales, un outil servant à l’auto-analyse psychologique – selon une liste qui s’allongerait ainsi au terme de chaque année.
Des centaines d’articles ont été écrits. Beaucoup se veulent des contributions objectives. Peu s’appuient sur une analyse scientifique – avec une documentation authentifiée. Il faut le savoir et constater, au-delà des affirmations, l’absence de références aux textes du Moyen Âge.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
MÉTHODES
L’étude du labyrinthe de Chartres doit appeler essentiellement la connaissance des rituels, ancrés dans l’Église qui l’a vu naître : celle qui aborde le concile Latran IV (1215). On parvient à esquisser, par comparaison avec d’autres exemples plus documentés, les raisons et circonstances d’une telle réalisation, voulue par le chapitre cathédral. Quelles parts respectives attribuer aux fonctions esthétiques, symboliques, voire utilitaires ? Quelle signification chez des clercs appliqués à l’étude intensive des arts libéraux et à la célébration régulière des offices ? Dans un environnement intellectuel ou signe graphique, concept théorique et geste liturgique ne procèdent en définitive que d’une seule et même pensée, en lien direct avec la sacralité de l’espace, quel mystère théologique sert de point d’appui au labyrinthe ?
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
DATATION
Le labyrinthe est contemporain du pavement de la cathédrale, lui-même réalisé parallèlement au gros-œuvre – et qui restera définitif. Soit on postule qu’il est effectué dès que s’édifient les piles de la nef, vers 1200-1205, dans l’intention d’assainir le chantier, soit on considère que les maîtres d’œuvre devaient attendre de retirer les coffrages des voûtes pour s’assurer qu’il n’y ait aucun dommage au sol, vers 1215-1220. Reste que le labyrinthe de Chartres, pour des raisons qui tiennent à l’avancement rapide des travaux et à leur référencement textuel, est assez sûrement daté, à l’intérieur des deux décennies qui ouvrent le XIIIe siècle.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
TECHNIQUE ET TRACÉ
Sur le pavement de la nef, les contours du labyrinthe ont été incrustés en pierre sombre, celle-ci provenant vraisemblablement des Ardennes, près de Givet. L’extrême complexité du travail de taille et d’insertion des pierres sombres doit être soulignée. La place des joints, étudiée, a permis d’utiliser un nombre assez réduit de gabarits. À ce titre, les pierres blanches, au nombre de 272, qui matérialisent le chemin ont dû être réalisées dans un second temps, à partir de la même carrière qui a servi à l’édifice entier, située à Berchères. On notera leur longueur irrégulière et le fait que certaines parmi elles ont dû être fracturées ou remplacées.
Le parcours, qui ne subit pas moins de quatre ‘tournants’ et trente ‘épingles à cheveux’ n’en représente pas moins un chemin unique, suivant lequel il est impossible de se perdre. On y fait d’abord les cercles les plus intérieurs avant de poursuivre sur ceux qui sont les plus éloignés du cercle ou l’on aboutit finalement. L’objectif, qui tient du jeu d’intelligence, est de ramasser dans une surface définie le plus long trajet possible. Onze couloirs sont utilisés à cet effet, dans lesquels la disposition adoptée laisse apparaître une croix, évidemment significative. Ce sont les particularités de ce que les spécialistes ont appelé le ‘modèle chartrain’, largement utilisé par ailleurs.
Sur la périphérie, on compte cent treize dents (cent quatorze si l’on y ajoute celle qui correspondrait au couloir d’entrée) tandis qu’une rose à six lobes occupe l’espace central avec un effet de dissymétrie dû à l’existence du même couloir, servant à l’arrivée.
Le labyrinthe est établi en un point essentiel du plan de la cathédrale, son centre indiquant l’angle d’un carré ‘formatif’, reliant par ailleurs le centre de la courbure absidale, le centre de la façade nord et celui de la façade sud. Il sépare les trois premières travées de la nef – hors narthex – des quatre suivantes.
Son diamètre est de 12,89 m, presque tangent aux piles, à l’intérieur d’un vaisseau qui est le plus large des grandes cathédrales gothiques. La largeur du chemin est de 0,34 m et le déroulé fait approximativement 261,50 m.
La symbolique des formes, des mesures ou des nombres a donné lieu à de nombreux développements. À ce jour, aucun ne semble s’appuyer sur des parallèles iconographiques et des références textuelles assez établis pour résister à une analyse critique. Tout au plus doit-on souligner que le nombre des circuits concentriques, 11, est un chiffre d’imperfection : un de plus que le nombre de Pythagore, résumant l’équilibre parfait des sphères terrestres et célestes ; un de moins que le collège des apôtres, décrivant la plénitude de l’Église.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
UNE FORME LARGEMENT RÉPERTORIÉE
On interroge souvent le labyrinthe de Chartres au moyen d’un répertoire général des labyrinthes, en cherchant des indices dans des représentations appartenant à des époques et univers mentaux aussi divers que la protohistoire, la Grèce ancienne, la Rome impériale ou la renaissance italienne. Nous préférons, dès la recherche iconographique préalable, nous limiter au seul ‘modèle chartrain’, majoritairement utilisé durant plusieurs siècles et dont Chartres n’est pas, loin s’en faut, le représentant le plus ancien. D’autre part, nous considérons les seuls exemples qui, chronologiquement, soient en mesure de préciser le contexte chartrain, soit du IXe siècle à la fin du XIVe siècle.
On trouvera ci-dessous la liste des vingt manuscrits sélectionnés, sur lesquels on retrouve dessinés un ou plusieurs labyrinthes. On fera figurer la datation (feuillet correspondant si assemblage), le lieu actuel de conservation, la nature du texte (auteur et/ou œuvre) ainsi que la provenance présumée.
1 860-862 / Vatican / compilation de textes historiques, géographiques et techniques divers par Heiric / Abbaye Saint-Germain à Auxerre – 2 Xe siècle / Paris / comput / Abbaye Saint-Germain des prés à Paris – 3 fin Xe – début XIe siècle / Montpellier / chroniques diverses / Abbaye de Pontigny, diocèse d’Auxerre – 4 XIe siècle / Mont Cassin / œuvres de Raban Maur / Abbaye du Mont Cassin – Italie / modèle modifié avec erreurs – 5 XIe siècle / Paris / compilation de textes théologiques dont Agobard – lettre 18 / Abbaye Saint-Germain à Auxerre – 6 XIe siècle Avranches / mariage de la philosophie et de Mercure – Martianus Capella avec les commentaires de Rémi d’Auxerre, écolâtre à Reims et Paris / provenance non identifiée – 7 1072 / Paris / œuvres d’Isidore de Séville / Abbaye San Sebastian de Silos – Espagne – 8 1121 / Gand – Belgique / ‘florilèges’ de Lambert de St-Omer / cathédrale de Saint-Omer – version modifiée – 9 début XIIe siècle / Admont – Autriche / Histoire ecclésiastique – Cassiodore / Abbaye d’Admont / modèle modifié – 10 XIIe siècle / Paris / mélanges de médecine, théologie et astrologie / provenance non identifiée / modèle modifié – six circuits – 11 XIIe siècle / Amiens / Lectionnaire / Abbaye de Corbie – 12 XIIe siècle avec réserves / Zwettl / comput / Abbaye de Reichenau ? – 13 début XIIIe siècle / Paris / Notes de Villard de Honnecourt / Nord de la France / effet ‘miroir’ – 14 début XIIIe siècle / Oxford / consolation de la philosophie de Boèce et commentaires de Nicolas Tevret ? / provenance non identifiée / le manuscrit comporte deux dessins de labyrinthe – 15 1276-1283 / Hereford / carte du monde par Richard de Bello / Lincoln – 16 1328 / Venise / chronique du monde de Paolino Veneto / Venise – 17 1329 / Paris / chronique du monde de Paolino Veneto / Naples – 18 1334-1339 / Paris / chronique du monde de Paolino Veneto / Naples – 19 XIVe siècle / Florence / consolation de la philosophie de Boèce / provenance non identifiée – 20 XIVe siècle / Munich / consolation de la philosophie de Boèce / Italie.
Ce qui est frappant, c’est d’abord la sur-représentation d’Auxerre parmi les provenances identifiées, et notamment de l’abbaye Saint-Germain, correspondant à une période qui s’étend du IXe au XIe siècle. Le scriptorium de l’abbaye est le lieu de production (1,5, prob. 3), quand il ne s’agit pas d’une abbaye affiliée (2) ou d’un écrivain qui y a été formé (6). Il ne fait donc aucun doute qu’Auxerre a représenté, dans l’iconographie des labyrinthes et particulièrement du modèle chartrain, un point de diffusion tout à fait prééminent. Plus étonnant, les labyrinthes de ‘l’école auxerroise’ ne sont placés en exergue d’aucun des textes qui ont pourtant permis la pérennité de ce symbole durant le haut Moyen Âge, soit Raban Maur ou Isidore de Séville (4, 7).
On remarque que le labyrinthe a très souvent servi d’illustration à la consolation de la philosophie de Boèce (14, 16, 17, 18, 19, 20) apparemment pour le seul motif que l’auteur utilise le terme de labyrinthe pour décrire de façon métaphorique sa recherche de sens. On peut y rattacher la réflexion d’Agobard qui s’en prend aux « labyrinthes des erreurs hérétiques » (5).
Deux labyrinthes sont attachés à un discours moral. Dans l’un (11), le nom de Jéricho, ville de débauche et d’infamie, est inscrit au centre du labyrinthe. Cette variante symbolique a surtout concerné la communauté juive, ainsi qu’a su le montrer Hermann Kern. Faut-il mettre en relation une telle occurrence avec la présence au niveau du labyrinthe de Chartres du vitrail du bon Samaritain, dans lequel on voit un ‘pèlerin’ descendre de Jérusalem à Jéricho, image aux yeux des pères de l’Église de la plongée dans le monde du péché ? Dans l’autre (7), le labyrinthe est accompagné d’un schéma, également circulaire, avec une mention dont nous proposons la traduction suivante : « Quatre choses sont importantes, mépriser – le monde – soi même – la vacuité – la concupiscence ».
Il faut enfin mettre à part quelques exemples où le labyrinthe apparaît essentiellement comme une illustration du texte, pour peu que soit mentionnée l’existence d’un labyrinthe en Égypte (1) ou encore le récit de Thésée et du Minotaure (8). Un troisième exemple est le fait d’un cartographe qui a besoin d’illustrer l’île de Crète (15), tandis qu’un dernier provient d’un maître d’œuvre qui voyage par Chartres peu de temps après l’édification de la cathédrale et qui souhaite garder en mémoire le tracé du labyrinthe (13).
Certains labyrinthes apparaissent dans des computs (2, 12), en vis-à-vis immédiat des explications fournies par divers auteurs à dessein de calculer la date de Pâques (2, 7, prob. 10), tandis que le codex de Montpellier y reporte un chant pascal composé par un poète du Bas-Empire, nommé Sedulius (3).
Certaines légendes ont été portées : « Maison de Dédale dans lequel le roi Minos mit le Minotaure / Dédale architecte / Icare son fils / Minotaure dans le labyrinthe / reine Pasiphe » (8), « Ariane fille de Minos roi de l’île de Crète, libère Thésée, fils d’Egée, roi des Athéniens / au centre Minotaure – Maison de Dédale » (10), « maison de Dédale » (14), « labyrinthe, c’est-à-dire la maison de Dédale » (15).
Trois manuscrits complètent l’accès extérieur de tours fortifiées (6), de portes ouvertes (11 – avec inscription Jéricho) voir d’une sorte de bastion (20). À l’entrée du labyrinthe, on voit une fois Thésée portant l’épée (4). Quant au centre du labyrinthe, si l’on excepte une curieuse formule (12 – ‘leurs noms sont dans le labyrinthe’), on y voit une représentation inspirée de la mythologie antique : un diable trônant, à la manière du ‘prince du monde’ (2); un diable gesticulant, aux prises avec Thésée, le quel est armé d’un gourdin (9); ou encore une sorte de centaure (17), armé d’un glaive (8), en train d’achever ses victimes (10) ou s’affrontant à Thésée (18).
On a l’assurance formelle que l’érudition médiévale était parfaitement informée, au travers des auteurs anciens, sur cet épisode mythologique.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
MYTHOLOGIE GRECQUE ET ÉRUDITION MÉDIÉVALE : UN SYMBOLE DU MAL TERRASSÉ
C’est dans Apollodore et Ovide qu’on trouve les meilleurs récits relatifs à Thésée et au Minotaure, seul mythe fondateur de tous les ‘labyrinthes’ ultérieurs.
Devenue folle amoureuse d’un taureau blanc, Pasiphaé, femme du roi Minos, donna naissance à Astérios, qu’on appelle le Minotaure : il avait la tête d’un taureau et le reste du corps d’un homme. Suivant les conseils de ses oracles, Minos enferma ce monstre dans une prison construite tout exprès par l’architecte Dédale, le Labyrinthe. Il y avait tant de méandres qu’il était impossible pour le minotaure de trouver la sortie. Tous les neuf ans, sept jeunes gens et sept jeunes filles étaient envoyés en sacrifice en Crète. Une année, Thésée, le propre fils du roi Égée embarqua parmi les jeunes gens destinés au sacrifice. En arrivant en Crète, Thésée rencontra Ariane, la fille de Minos, qui tomba amoureuse de lui. Sachant ce qui l’attendait, elle lui donna une bobine de fil afin qu’il la déroule dans le labyrinthe et puisse retrouver son chemin. Thésée trouva le Minotaure, le tua et retrouva son chemin dans le labyrinthe grâce à la bobine déroulée.
Les travaux de Haubrichs et Baschelet-Massini ont montré comment le signe du labyrinthe – comportant l’ensemble du récit qui lui est attenant – avait survécu entre la période antique et la renaissance carolingienne : on le voit apparaître chez Isidore de Séville et Raban Maur ainsi que chez leurs continuateurs, qui seront eux même largement commentés à l’échelle de l’Europe entière – entre le Xe siècle et le XIIe siècle. Notons qu’il s’agit pendant longtemps d’une tradition tout à la fois savante et cléricale – limitée pour tout dire au monde lettré des cloîtres monastiques et canoniaux.
Dans ce cadre, plus importe évidemment la ‘préfigure’ théologique que l’esprit de la mythologie, tirée de l’antiquité païenne. Résumons ici, ce qu’en ont retenu les commentateurs : le Christ est un nouveau Thésée. Traversant le lacis des enfers, il met à mort les forces du Mal, où Satan prend la forme du Minotaure. En mettant fin à ses ravages, le Christ-Thésée parvient à sauver l’humanité – qui aurait été, sans victoire sur la mort, conduite à une totale perdition. Les fidèles chrétiens succèdent aux jeunes gens promis au sacrifice. Le Christ devient, tel un héros, la figure de proue d’un nouvel ordre des choses – structure sociale et équilibre de l’univers. À force de typologie – tel qu’on pouvait le faire entre ancien et nouveau testament – on s’explique aisément le succès d’un tel motif dans la sphère chrétienne.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
LE CODEX DE MUNICH
Le meilleur éclairage provient d’un document exceptionnel, conservé à la Bayerische Staatsbibliothek. Il s’agit d’un volume sur parchemin, copié au XIe siècle, reproduisant un commentaire sur l’Énéide du grammairien Servius (IVe siècle). Un folio laisse voir une longue inscription, assez effacée, qui s’enroule sous la forme d’un labyrinthe de modèle crétois, depuis l’axe d’entrée jusqu’au cercle le plus intérieur. Le feuillet, recoupé dans sa partie inférieure et surchargé en partie supérieure par le copiste, provient d’un manuscrit défait et Wolfgang Haubrichs a toutes les raisons de présumer une datation aussi ancienne que le IXe siècle. Au centre, autour d’une figuration du Minotaure (?), Batschelet-Massini a repéré un dystique que l’on peut lire ainsi : « Voyez, ici le minotaure dévore quiconque s’est fait prendre dans le labyrinthe. Celui-ci représente le p »ché. Celui-là représente le diable ».
Le texte du poème, qu’a réussi partiellement à reconstituer Wilhem Meyer, représente l’explication la plus aboutie du mythe de Thésée et du Minotaure qui existât pour le Moyen Âge chrétien, avec l’intérêt supplémentaire qu’elle est antérieure à tout recensement dans une église. La deuxième moitié du texte surtout mérite d’être connue. Nous en proposons la traduction suivante : « …le Démon, de qui le monde est le labyrinthe […] là, il avait enfermé le monstre, ainsi le Minotaure. Il lui destine ceux qui sont sous l’emprise du Monde, pour les dévorer. Jusqu’à ce que Thésée s’en échappe, ainsi le Christ grâce au Père, en triomphant par l’aide de Dieu, ainsi qu’a fait Ariane, il convient de séparer le vrai du faux et le sacré du profane ».
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
PÉCHÉ ET RÉDEMPTION
Si l’on porte attention aux sources contemporaines (XIIe – XIIIe siècles) le symbole du labyrinthe, loin d’être un chemin de perfectionnement, est associé à l’inextricable enchevêtrement du mal, dont le croyant aurait les plus grandes difficultés à s’extraire.
Comment pourrait-il en être autrement dans un monde ou la moindre contorsion, dans une scène animée, signifie déjà que l’un des protagonistes est habité par le Malin. Le labyrinthe apparaît d’abord, par son extrême enchevêtrement, comme une quintessence du monde pécheur. Nous ne citerons qu’un texte, relevé vers 1650 avant la destruction du labyrinthe de Plaisance, sans doute le plus ancien exemple médiéval sur pavement « Ce labyrinthe montre exactement ce qu’est ce monde, large pour celui qui entre, mais plus étroit pour celui qui revient. Ainsi quiconque, captif du monde, alourdi par le poids des vices, parvient à peine à revenir ».
Le labyrinthe est donc une visualisation du parcours de l’âme errant selon le péché, de façon tortueuse – et donc intrinsèquement mauvais.
Toutes les entrées de labyrinthes situés dans les églises sont tournées vers l’ouest, sans exception – ce qui ne saurait être un hasard. Le même raisonnement pourrait d’ailleurs s’appliquer à ceux qui se voient sur des manuscrits, dont l’entrée est généralement située vers le bas, qui correspond à l’ouest selon les critères propres à la cartographie médiévale. Or l’ouest est le côté de la mort, notamment pour la raison qu’il est au soleil couchant, tandis que le Christ reviendra au soleil levant. Selon le texte de la Genèse, le paradis terrestre est à l’orient d’où la tradition a inféré que les portes de l’Hadès sont à l’occident. Dans la culture antique, le labyrinthe est fréquemment associé au monde souterrain des enfers – plus encore à la descente fatale en sa direction.
Le labyrinthe, si on l’envisage comme un exercice volontaire, est un moyen de purifier son âme. La pensée chrétienne paraît opérer sur ce point une sorte de retournement : le chemin labyrinthique contraint idéalement à rejeter ses mauvais penchants et joue le rôle d’un parcours initiatique pour rencontrer Dieu – à la façon du purgatoire.
Chemin de perdition ou d’élévation spirituelle ? Les deux propositions ne sont pas évidemment antinomiques et se résolvent en réalité à l’intérieur d’une raison théologique : la Rédemption. En acceptant de porter les péchés des hommes, chemins torturés et tortueux, le Christ les appelle à rejoindre à terme le Paradis promis par Dieu. Tout se noue alors dans le mystère du jour de Pâques.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
FIL D’ARIANE ET CROIX DU CHRIST
À ce stade, quel que soit l’intérêt des textes, il reste à démontrer leur application concrète au labyrinthe de Chartres.
À l’entrée de ce dernier, à environ 1,20 mètre, on voit la trace d’un anneau métallique, ainsi que les parties subsistantes du tenon qui permettait de le river au dallage. Il ne fait de notre point de vue aucun doute qu’il s’agit de l’anneau figurant le point auquel était attaché le fil d’Ariane, ainsi qu’on le voit sur plusieurs documents iconographiques consacrés au labyrinthe et datant de la fin du Moyen Âge (peinture, Maître des Cassoni Campana, visible au musée du petit palais à Avignon, vers 1510 ; gravure, d’après Baccio Baldini, en réserve du British Museum, vers 1460 ; dessin, Maso Finiguerra, dans les mêmes collections, vers 1470).
À l’aplomb exact de l’anneau, était peinte une croix à la voûte, malencontreusement effacée lors du dernier nettoyage des enduits. Il serait intéressant de savoir à quelle époque a été posé cet anneau, dont de nombreux chartrains s’empressent encore d’indiquer l’emplacement (comme la prétendue marque de sabot du cheval d’Henri IV…).
Le fil d’Ariane, au vu de ce ‘dispositif’, correspond ainsi à la croix. Saint Jérôme parle du ‘fil’ qu’est le Christ, sa nature divine lui promettant d’échapper à la mort pour connaître l’exaltation auprès du Père et appeler à lui tout ceux qui croient. La rédemption représente ainsi le fil directeur utile à l’humanité pour échapper au cursus infernal de perdition dans un labyrinthe où se confondent péché et mort.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
UN SEUL CHEMIN
Il va sans dire que le labyrinthe de Chartres, comme tous ceux qui indiquent un regard conforme à la foi chrétienne, ne propose qu’un seul parcours, sans qu’il ne soit question de choix multiples ou d’impasses. Évidemment, si l’on s’en tient au fait que le chemin proposé est celui de la rédemption christique, qui est un dogme affirmé et immuable depuis les premiers conciles œcuméniques, il est impossible d’imaginer que l’Église ait pu proposer un symbole laissant entendre l’existence de plusieurs voies vers le salut.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
QU’EXISTAIT-IL AU CENTRE DU LABYRINTHE
Au centre du labyrinthe de Chartres, une plaque de cuivre était visible jusqu’en 1792, maintenue par des rivets d’acier qu’on y voit encore. Peut être seuls les personnages étaient-ils gravés au trait, comme le suggère Jean Villette, le reste de la plaque étant évidé, ce qui pourrait expliquer la disposition très irrégulière des rivets en place. Si l’on suit le témoignage de Challine, vers 1655, on y reconnaissait le combat de Thésée et du Minotaure. Vers 1765, Janvier de Flainville, auteur d’une histoire de Chartres, cite un manuscrit de Courtois, tout aussi convaincu qu’il s’agit de Thésée et du Minotaure. Pour lui, il ajoute : « Les figures qui étaient au centre du labyrinthe sont fort effacées ; il est impossible d’y rien reconnaître ». On a vu grâce aux manuscrits que cette hypothèse a quelque sérieuse crédibilité. Difficile pourtant d’aller plus avant, sans chercher des exemples extérieurs à Chartres.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
PRATIQUES DE PLEIN-AIR ET LABYRINTHES D’ÉGLISES
Les labyrinthes sont restés pendant longtemps l’affaire de quelques moines copistes. On les voit réapparaitre dans le contexte d’édifice de culte vers 1100, en Italie.
Il faut mentionner en tout premier lieu les labyrinthes réalisés en mosaïque à Pavie, Plaisance et Rome.
Celui de Pavie, à Saint-Michel Majeur, réalisé durant la première moitié du XIIe siècle, est en partie conservé, pour la partie du moins qui s’est trouvée protégée sous un autel, installé en 1592 puis déplacé en 1972.
Pourtant un dessin datable du début du XVIIe siècle permet de se renseigner sur l’ensemble du tracé. Le dédale (3,30 m de diamètre) appartient au modèle chartrain. Au centre, le Minotaure prenait l’aspect d’un centaure armé d’un cimeterre, avec le commentaire suivant : « Thésée entra et […] le monstre biforme ». Du côté opposé à l’entrée du dédale, on avait figuré une personnification de l’année, tandis que les angles laissaient voir : un cheval ailé, un homme chevauchant une oie, une chèvre prenant les rênes d’un loup, un homme tuant un dragon. Enfin, latéralement était dépeint le combat de Goliath et David avec le ‘dialogue’ suivant : « – Je suis cruel et fort, voulant […] donner une blessure mortelle – L’orgueilleux sera vaincu, le pacifique sera glorifié ». Le labyrinthe de Plaisance, à Saint Savin, était peut-être datable des premières années du XIIe siècle, puisque l’église actuelle fut consacrée en 1107. Au vu des mosaïques apparaissant dans le reste de l’édifice, il devait avoir de forts apparentements avec celui de Pavie. Au centre du dédale, le Minotaure était également figuré. Notons enfin un petit labyrinthe anépigraphe (1,50 m de diamètre) en incrustation de marbre, serpentine et porphyre que Julien Durand a vu en 1846 peu de temps avant sa destruction à Santa Maria in Aquiro, à Rome, puis qu’il a publié en 1857. Il pourrait dater du XIIe siècle.
Le labyrinthe de la cathédrale de Lucques est situé dans le Narthex, sur la paroi du campanile. Très différent des précédents, il mesure à peine 50 cm de diamètre, est situé à la verticale, à hauteur d’homme – gravé dans la pierre. Réalisé sur le modèle chartrain, il daterait de la fin du XIIe siècle.
On y voit, très effacé, au centre, le combat de Thésée et du Minotaure. Le texte suivant est très ‘explicatif’ : « ici est le labyrinthe que Dédale de Crète a construit et duquel personne ne pouvait sortir une fois à l’intérieur, sinon Thésée qui en fut capable grâce au fil d’Ariane ».
Une pierre retrouvée à l’église de Pontremoli, près de Lucques, dont on ne connait pas le positionnement originel, tant l’édifice a été remanié, apporte un éclairage symbolique très différent. Sans doute appartient-elle aussi à la fin du XIIe siècle. Deux cavaliers, visiblement affrontés, surmontent le tracé du labyrinthe, dont on a cette fois gravé le chemin plutôt que les murs. Au centre, on voit le monogramme du christ (IHS) et sur le pourtour, cette curieuse inscription : « courrez de manière à remporter ». C’est visiblement la fin d’une citation de l’apôtre Paul, tiré de la première épître aux corinthiens : « ne savez-vous pas que ceux qui courent dans le stade courent tous, mais qu’un seul remporte le prix ? Courez de manière à le remporter ». Évidemment, le prix auquel se réfère l’inscription ne saurait être que le Christ. Le chemin indiqué devient alors un moyen d’accéder, au travers des vicissitudes d’un monde entaché par le péché, à la gloire éternelle procédant du ressuscité. Le paradoxe n’est qu’apparent qui permet au Christ d’occuper un emplacement qui était jusque là celui réservé au Minotaure, dans un labyrinthe dont l’acception morale restait négative. Il est le nouveau Thésée, jetant sur l’accomplissement du sacrifice rédempteur un regard en quelque sorte rétrospectif.
Il ne faut pas comprendre autrement la remarquable découverte faite à l’église d’Alatri. La fresque, que l’on peut dater de l’extrême fin du XIIe siècle, découverte fortuitement dans la crypte en janvier 1996, figure un labyrinthe, de modèle chartrain légèrement modifié, avec au centre le buste d’un Christ en Gloire.
Permettons-nous le raccourci suivant, sans doute très proche du symbole tel qu’on le conçoit dans l’Italie des années 1200 : avant Pâques, Satan-Minotaure ; durant Pâques, Christ-Thésée versus Satan-Minotaure ; après Pâques, Christ-Thésée.
Sont apparus loin de là, en Angleterre, des labyrinthes de gazon, pour lesquels le dessin seul suffirait à établir un parallélisme avec l’iconographie relevée en Italie, puisque plusieurs d’entre eux, sans doute minoritaires, appartiennent au strict modèle chartrain (Alkborough, Lincolnshire ; Breamore, Hampshire ; Hilton, Cambrigeshire ; Wing, Rutland). Il faut les classer sans hésitation dans les labyrinthes à usage religieux car ils sont fréquemment situés à proximité immédiate d’églises paroissiales ou conventuelles. Leur taille permet évidemment d’envisager un parcours à pied, les plus importants dépassant les 25 mètres de diamètre. Le plus ancien est peut-être celui d’Alkborough, décrit par Abraham de la Pryme à la fin du XVIIe siècle, pour lequel une chronique locale, retrouvée dans les archives des monuments nationaux à Londres, postule une installation vers 1200 par des moines bénédictins. Un consensus s’est aujourd’hui établi, selon lequel ces labyrinthes en gazon, au nombre d’une trentaine, datent en majorité de la période médiévale et seraient introduits depuis la France, notamment à travers l’exemple donné par Chartres. Toutefois, comment expliquer qu’aucun labyrinthe anglais ne soit réalisé dans une église ?
L’Angleterre avait-elle la connaissance de danses labyrinthiques, suite à la pénétration progressive des populations vikings (IXe – Xe siècles) ? Il est probable que certaines danses rituelles d’origine scandinave y aient été importées – ultérieurement christianisées. On laissera le lecteur se reporter à la synthèse effectuée par Hermann Kern et opportunément complétée par Jeff Saward (Through the labyrinths – chap XVI) pour approfondir cette question complexe. On trouve en Scandinavie de très nombreux labyrinthes constitués de blocs de pierre disposés au sol, et pour lesquels les datations s’échelonneraient des années 1250 aux années 1650.
Leur nombre ne manque pas d’impressionner : environ 340 en Suède, 140 en Finlande, 60 sur les côtes des pays baltes et 20 sur celles de Norvège. Tous sont de modèle ‘crétois’‘, ce qui paraît exclure une quelconque influence du reste de l’Europe. On pressent que leur apparition s’est faite dans un contexte encore marqué par les coutumes païennes, même si on retrouve de nombreuses peintures identiques sur les parois des églises entre le XIVe et le XVIe siècles – plus d’une vingtaine, ainsi que quelques graffitis.
Ces labyrinthes ont servi à l’exécution de danses collectives, qui ont à l’évidence des racines plus lointaines. Trois thématiques ont été proposées, qui toutes d’ailleurs présument un ‘meneur’ sur le point central : la danse nuptiale d’une jeune fille avançant vers son fiancé, la chasse d’un animal sauvage et sa capture magique, le parcours du soleil dans le monde souterrain – interprétation qui est aussi proposée pour des pétroglyphes identiques de l’Âge du Bronze.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
LES GRANDS LABYRINTHES DE LA FRANCE GOTHIQUE
Trois labyrinthes de pavement sont finalement réalisés au sud de Paris, à quelques décennies d’intervalle, et peut être de façon encore plus rapprochée. L’un est installé dans la cathédrale de Sens, dans l’axe du vaisseau, une fois franchi le portail principal – sans doute sous la tribune d’orgue installée ultérieurement. Il a été réalisé à la fin du XIIe siècle, la nef faisant l’objet de travaux entre 1175 et 1180 environ. Large de plus de 10 m, son dessin, si les reports anciens sont exacts, est d’un modèle apparenté à celui de Chartres, avec quelques différences dans la disposition des lacets. Le labyrinthe de Chartres suit entre 1205 et 1215. On est moins renseigné sur le labyrinthe d’Auxerre, qui pourrait dater du début du XIIIe siècle.
Ainsi, deux traditions semblent se superposer : celle d’un labyrinthe en format réduit, situé à l’intérieur de l’église, selon une idée venue d’Italie ; celle d’un labyrinthe que l’on peut parcourir, selon une idée qui viendrait plutôt du nord de l’Europe. Le labyrinthe de Chartres naît de cette combinaison. Il est essentiel de considérer que les trois labyrinthes concernés sont d’ailleurs situés dans une région de passage et d’échange culturel, dont l’abbaye Saint-Germain d’Auxerre serait un excellent exemple, ouverte aux écoles épiscopales du nord de la France tout en restant très au fait d’une culture monastique, dont le centre de gravité est encore pour quelques temps dans le sud de l’Europe. On pourrait dire sensiblement la même chose de l’’école de Chartres’, pour laquelle des liens sont d’ailleurs avérés avec Saint-Germain d’Auxerre. Surtout, ces trois cathédrales appartiennent à la même province ecclésiastique, Lyonnaise IV correspondant au ressort de l’archevêché de Sens. Tout porte à croire qu’il ne s’agit donc pas de trois initiatives isolées, mais d’une directive d’ensemble – formalisée ou officieusement proposée.
Suite à cette génération, d’autres labyrinthes de pavement, identiquement conçus selon le principe d’une alternance de pierre noir/blanc et occupant toute la largeur de la nef, apparaissent dans le nord de la France. C’est le cas de trois labyrinthes disparus : Arras, assez mal connu (probablement vers 1260-1270), Amiens, selon un modèle chartrain de type octogonal (1288) et Reims, avec un tracé complexe « à bastions » (entre 1287 et 1311). Dans chacune de ces deux dernières cathédrales, une large place était accordée aux évêques initiateurs de la construction ainsi qu’aux maîtres d’œuvre qui diligentaient les travaux. Le labyrinthe de Reims montrait les silhouettes de ces derniers, sur lesquelles nous sommes renseignés par le manuscrit de Jacques Cellier (v. 1590). On voyait à Amiens une inscription, recopiée sur un registre aux distributions provenant du chapitre (v. 1350) et où sont portés les acteurs du chantier : Evrard – évêque, Louis – roi, Robert surnommé de Luzarches, Thomas et Renaud de Cormont, maîtres d’œuvre successifs en charge des travaux.
À cette époque, le labyrinthe est donc l’outil des premières ‘signatures’ architecturales. Dédale semblant considéré comme le père de tous les architectes, le lieu paraît en définitive tout approprié. Le registre d’Amiens parle d’une ‘Maison Dédalus’, anticipant d’une étrange façon le choix de la caisse nationale des monuments historiques, qui a fait du labyrinthe de Reims son propre logo. On est toutefois loin du symbolisme de départ, ce qui laisse deviner une sérieuse inflexion de sens, sûrement approuvée des commanditaires.
Il est nécessaire d’étudier plus avant les sources disponibles pour le labyrinthe de Chartres, conjointement à ceux de Sens et Auxerre.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
DANSE DE PÂQUES
Un texte étonnant jette sur les pratiques du labyrinthe un regard absolument nouveau. Il date du 13 avril 1396, est rédigé à l’initiative du chapitre de la cathédrale d’Auxerre et s’intitule ‘Ordinatio de pila facienda’. Il concerne le lundi de Pâques. On en connait l’essentiel par un article consacré à Auxerre dans le Mercure de France et paru en mai 1726.
« Ayant reçu la pelote d’un prosélyte ou chanoine nommé récemment, le doyen, ou quelqu’un d’autre le remplaçant, portant son aumusse et les autres pareillement entonnait la prose prévue pour le jour de la fête de Pâques, qui commence ‘Victimae paschali laudes‘ : alors bloquant contre lui la pelote de sa main gauche, il emprunte un pas à trois temps (tripudium), sur les sons répétés de la prose chantée, les autres se prenant la main, menant une danse autour du dédale. Pendant ce temps et par différentes fois, la pelote est transmise ou jetée à un ou plusieurs des choristes. Il est joué, le rythme aussi donné par l’orgue. Le chœur après cette danse, prose et bond étant achevés, se dépêche d’aller manger ».
On sait même que la pelote, au vu d’une délibération de 1412, était de couleur jaune, ne devait pas dépasser la mesure raisonnable, pourtant assez volumineuse pour ne pouvoir être tenue d’une seule main.
De nombreux autres documents recoupent partiellement, mais de façon significative, celui découvert à Auxerre. Jean Beleth, dans son Rationale divinorum officiorum (vers 1155) mentionne de semblables jeux de balle, organisés au temps de Pâques, à Amiens et à Reims. On notera que les cathédrales, reconstruites au cours du XIIIe siècle dans ces deux villes, font justement partie des cinq édifices où dès cette période sont réalisés de grands labyrinthes de pavement. La présence de labyrinthes dans l’édifice roman qui les a précédés est ainsi une hypothèse vraisemblable, quoique incertaine.
On sait que de tels jeux de balle pouvaient aussi avoir lieu en dehors de la cathédrale, dans les bâtiments canoniaux ou épiscopaux. C’est ce que dit Sicard de Crémone, qui l’appelle jeu de chorea (danse ronde) ou de la pelote – ludus chorae vel pilae, les deux aspects (cercle et balle) étant liés. L’usage est attesté par Guillaume Durand pour l’archevêché de Vienne, selon lequel une partie de pelote se tenait à l’issue d’un repas pris au lundi de Pâques, auquel participaient tous les chanoines. L’archevêque, éventuellement représenté, prenait traditionnellement part à ce jeu dans une salle de l’archevêché, ce qui ne manque pas d’offusquer le prélat de Mende. Plus tardivement, en 1582, les mêmes coutumes sont attestées à l’église Sainte-Marie-Madeleine de Besançon, dans le cloître – à défaut dans l’église en cas d’intempérie. Sans doute faut-il établir un lien avec deux petits labyrinthes, sans doute datables de la fin du XIVe siècle, faits en carreaux vernissés, qui existaient dans les bâtiments monastiques de Saint-Étienne de Caen, où il a disparu et dans les bâtiments canoniaux de la cathédrale de Bayeux, où il est encore visible actuellement.
La meilleure confirmation provient des archives de la cathédrale de Sens, en date du mercredi 14 avril 1443, puisqu’un décret du chapitre précise à propos du labyrinthe « qu’on y jouerait à volonté pendant la cérémonie de Pâques ».
Qu’en est-il du labyrinthe de Chartres ? Personne n’a jusqu’à ce jour compris la portée de quelques mots, contenus dans une ordonnance de 1366, dont quelques lignes avaient été publiées en 1899, avant que le document ne soit détruit, par J.A Clerval, dans un ouvrage consacré à l’ancienne maîtrise de N.-D. de Chartres du Vème siècle à la Révolution. Suite à des débordements répétitifs lors de la fête des fous, celle-ci est expressément supprimée. « On ne conservera, est-il ajouté, que le jeu de l’évêque des enfants d’aube, auquel les enfants seuls prendront part, et le chant que l’on appelle Chorea, chant accoutumé au temps pascal. Et encore ces deux usages, le chapitre les tolérera tant qu’il les jugera bon ». Des rituels identiques à ceux d’Auxerre sont donc attestés. On notera que le terme mis en exergue par les chanoines et que Clerval s’est refusé à traduire, correspond à celui qu’utilisent leurs collègues d’Auxerre, trente ans plus tard : Chorea, c’est-à-dire danse. Une interdiction est portée par le chapitre général de purification 1452, dont les délibérations sont conservées aux archives départementales d’Eure et Loir : « défense de faire dance ni debattre aucun le jour et la semaine de pasque ». On y intime l’ordre à tous les affiliés du chapitre, d’éviter la « danse qui a l’habitude de se tenir à la fête de Pâques ou de frapper quelqu’un durant la semaine de cette même fête, que ce soit dans la nef, le chœur ou ailleurs ». Encore en 1609, dans la Parthénie de Sébastien Rouillard, il est pourtant question de rituels originaux à la date de Pâques, qui se tiennent cette fois à l’autel central.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
UNE LITURGIE COMMÉMORANT LA RÉSURRECTION DU CHRIST
Quel sens donner à cette pratique que nous avons décrit ci-dessus, qui peut apparaître au premier abord comme plutôt étrange ? Elle avait initialement – dans l’esprit de certains clercs – de hauts objectifs spirituels.
Le chant du Victima Paschali Laudes, idéalement adapté à la rythmique d’une danse ‘à trois pas’ évoque la gloire du ressuscité. Il met en avant la figure sacrificielle : « l’agneau sauva les brebis, le Christ innocent réconcilia les pêcheurs avec le père ». Puis il explicite le paradigme de la résurrection « la mort et la vie ont combattu dans un duel prodigieux, le maître de la vie mourut, vivant il Règne ». Enfin, il finit par une invocation « Roi victorieux, prends pitié de nous ». On a probablement dans ce texte l’essentiel du message de Pâques, qui était donc simultanément développé de façon chorégraphique.
La pelote, de couleur jaune, figure le Christ, sous son aspect le plus solaire ‘soleil de justice qui éclaire tout homme’. Il est la ‘lumière indéfectible et qui ne peut faillir’, selon une thématique omniprésente dans la liturgie pascale. Une fois au centre du labyrinthe, tout le monde peut visualiser ladite pelote. Ainsi, la gloire du Christ peut-elle briller de nouveau au jour de Pâques, après avoir tenu aux travers des ténèbres du Vendredi saint. Elle est finalement lancée aux participants, massés sur le pourtour. De la même façon, le Christ ressuscité, pour tous ceux qui croient en lui, est source de grâce – vie dans l’éternité.
On ne doit pas omettre qu’une pelote existe dans le récit de Thésée et du Minotaure : celle à partir de laquelle le héros déroule son fil et qui lui permet par la suite de retrouver le chemin. Il ne peut s’agir d’une coïncidence. Peut être y-a-il eu superposition et confusion des deux symboles, le premier appartenant à l’évidence au folklore des danses de plein air, le second provenant de la mythologie grecque, rapportée par Isidore de Séville à partir des écrits d’Ovide. Sans doute une telle assimilation est-elle lourde de sens, faisant du Christ l’unique moyen de progresser jusqu’à son salut.
On verra tout le sens que prend alors le fait d’avoir ‘signé’ d’une croix l’anneau évoquant le point d’attache du fil d’Ariane (par. ‘Péché et Rédemption’). Le cérémonial y gagne immédiatement en clarté : la pelote prend un caractère sacré puisque s’y résume la dimension ‘eucharistique’ de la danse.
Le labyrinthe lui-même figure le monde du péché, que le Christ a su traverser, illuminant le parcours de son essence surnaturelle. Le rôle du doyen est essentiel. Pour l’occurrence, vicaire du Christ, il assume son rôle spécifique à l’intérieur du rituel. Le texte d’Auxerre laisse entendre qu’il est donc seul en piste, « premier né d’entre les morts ». La rédemption est rendue possible par le fait que le christ, sacrifié innocent, ressort victorieux de son cheminement d’abord, puis de son combat contre la mort. Le doyen doit donc personnellement poursuivre jusqu’au centre, pour y figurer matériellement le triomphe du fils de Dieu sur les forces du mal.
Les danseurs qui se situent sur la périphérie du labyrinthe pourraient représenter tout autant les athéniens condamnés à une mort prochaine que, métaphoriquement, le peuple de Dieu – plongé dans un monde mauvais et espérant le salut. Soit leur cercle vise à ‘contenir’ le péché (ainsi que l’entend Hermann Kern, selon une logique d’incantation magique), soit à appeler la venue de la grâce (selon l’analyse de Pénélope Doob, qui y verrait plus une gestuelle d’imploration). Nous pensons en réalité qu’ils attendent à leur tour la pelote – soit leur fil d’Ariane, rendant possible leur chemin personnel vers le salut.
Dans sa Parthénie (déb. XVIIe siècle), Sébastien Rouillard, interprète certains rituels de Pâques qui se tiennent encore dans la cathédrale de Chartres : l’étonnement et l’incertitude des patriarches quand le christ leur est apparu dans sa traversée des enfers. Il nous apparaît ainsi que Rouillard est proche du sens originel de cette liturgie, s’aidant à notre sens d’un document aujourd’hui perdu. En effet, la traversée des enfers effectuée par le christ libèrerait les âmes de ceux qui y attendaient depuis la fondation du monde. Ces théories en vogue dès le haut Moyen Âge, empruntées à l’origine à l’évangile apocryphe de Nicodème, sont justement mises en scènes lors de drames liturgiques, en Angleterre – aussi tôt que le XIIe siècle. La danse du labyrinthe figurerait donc ce moment de stupéfaction qui va du moment de la résurrection à la gloire du tombeau ouvert.
Venant de l’extérieur ou de la crypte, on traverse le labyrinthe (les enfers) avant de se rendre dans le chœur (le Paradis). Par ailleurs, la position du labyrinthe, sur le pavement fait évidemment la séparation entre l’infernal et le céleste.
Résumons : Derrière l’impression d’un ‘jeu’, était en réalité représentée – symboliquement – l’une des vérités essentielles de la foi chrétienne : le Christ ressuscité.
Dans l’ancienne mythologie grecque, Thésée entre dans le labyrinthe de Crète et y tue le minotaure, créature monstrueuse qui se nourrit des enfants d’Athènes. Il en ressort à l’aide du fil d’Ariane.
Dans la chorégraphie qui avait lieu au Moyen Âge, le Christ (Thésée) traverse les enfers (le labyrinthe), affronte Satan (le minotaure), triomphe des puissances de la mort, offrant sa lumière (jaune) à tous ceux qui sont prêts à la recevoir : soit un chemin sûr (la pelote) vers la vie éternelle.
Le Christ, à Pâques, devient le premier né d’entre les morts. Tous les hommes et femmes, au fil de l’année, sont invités à le suivre.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
LA DANSE CANDIOTE
Aussi étonnant que cela paraisse, il existait encore une survivance folklorique de ce rituel dans le sud de la France au début du XIXe siècle, que l’on appelait « danse candiote » ou « danse crétoise des grecs » (sic). Sa date ordinaire était le mardi gras, mais on l’utilisait pour d’autres fêtes.
« Un voyageur qui en vit exécuter une nous communique le plan qu’il essaya de tracer des divers détours que firent les danseurs. C’est effectivement un véritable labyrinthe qui peut exercer la patience de notre lecteur, s’il veut suivre avec une pointe une des routes tracées, à partir de l’entrée, et chercher à parvenir au centre. Un jeune homme, précédé d’un fifre ou d’un tambour, mène la danse, en tenant de la main gauche le bout d’un mouchoir ou d’un ruban dont une jeune fille tient l’autre bout. Tous les autres se tiennent aussi par un ruban ou par un mouchoir. Le conducteur en tient un de la main droite, qu’il agite en tous sens, en lui faisant suivre les différents mouvements qu’il imprime à la chaîne.
Plus la file est longue, plus il y a de plaisir à la voir suivre tous les tours et détours auxquels la soumet celui qui la dirige. Tantôt le conducteur court droit devant lui, tantôt, se tournant tout-a-coup et successivement à droite et à gauche, il fait faire à la chaîne des tours et des détours qui représentent et imitent parfaitement les contours d’un labyrinthe. Ensuite, et ceci est le plus frappant, tous tes danseurs élevant leurs bras sans rompre la chaîne, le conducteur, qu’on peut appeler Thésée, passe et repasse en silence, et comme avec une sorte de crainte, suivi de la personne qu’il tient par le mouchoir, et, après bien des essais, sort enfin tout joyeux et en sautant d’entre les bras des deux derniers de la file en agitant son mouchoir, comme le fil qui lui a servi de conducteur à travers ce dédale. La dernière figure imite parfaitement le peloton dont Thésée se servit pour sortir du labyrinthe […] la chaîne ne forme plus qu’un gros peloton qui tourne quelque temps en rond et comme sur lui-même ».
Fascinant parallèle, malgré de notables différences, avec la danse de Pâques, dont on trouve une recension dans le ‘Magasin pittoresque’ de 1838: il a donc existé d’anciennes danses populaires sur pareille thématique.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
VÊPRES DE PÂQUES
Craig Wright, dans un ouvrage publié aux presses d’Harvard en 2001, The maze and the warrior : Symbols in Architecture, Theology and Music, a su mettre en lumière plusieurs aspects oubliés de la liturgie de Pâques, telle qu’elle se déroulait dans la cathédrale de Chartres. Il s’est notamment appuyé sur l’ordo veridicus, ordinaire chartrain dont l’original a été détruit au cours de la deuxième guerre en 1944, mais dont le chanoine Yves Delaporte avait réalisé une copie, aujourd’hui conservée aux archives historiques du diocèse de Chartres. La dimension baptismale y est valorisée puisque la danse sur le labyrinthe, peut-être avec la participation des chanoines eux-mêmes, se tenait vraisemblablement au retour d’une procession dirigée vers les fonts baptismaux, pendant les vêpres du dimanche de Pâques. Il n’est pas exclu aux yeux de C. Wright que cette liturgie soit prioritairement une sorte de commémoration annuelle du sacrement de baptême.
Le fait, si on relit le texte d’Auxerre, que la personne qui offre la balle au doyen puisse être, concurremment à un chanoine nouvellement nommé, un ‘prosélyte‘ doit être considéré sous l’angle d’un révélateur. Que signifie exactement ce terme ? Nous l’ignorons, le Moyen Âge ne connaissant pas le baptême d’adultes. On voit que dans un manuscrit d’Oxford (par. ‘Une forme…’ n°14), le labyrinthe est placé en regard d’un poème qui finit ainsi : « le Christ cependant pourvoit – car l’aveugle ne voit pas à l’instant – l’aveugle-né ne voit jamais – s’il n’est d’abord baptisé – dans les eaux du sacrement ».
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
UN PROLONGEMENT SYMBOLIQUE, LORS DES COMPLIES DE PÂQUES : LE DRAGON EXPULSÉ
Personne n’a jusqu’à ce jour fait le parallèle entre la danse de Pâques, que l’on trouve attestée à Chartres, dans le contexte que l’on vient d’analyser, et le dragon de Pâques, curieuse coutume locale attachée aux complies du même jour – soit moins de trois heures plus tard. Un grand dragon fabriqué en tissu, animé par quelques volontaires, était battu à coup de gourdins par les assistants qui l’expulsaient ainsi de la cathédrale. Les registres de l’œuvre, publiés par Merlet, nous renseignent par exemple sur l’année 1415 et les dépenses afférentes, y compris pour acheter l’étoupe inflammable destinée à faire ‘cracher’ la bête.
On aura compris qu’il s’agit de prolonger efficacement la portée symbolique de la liturgie des vêpres. Le diable sous sa forme la plus unanimement reconnue dans les milieux populaires – autrement dit le Minotaure dans l’acception savante – est ainsi expulsé du labyrinthe, puis de l’enceinte de la cathédrale. Les fidèles accompagnent la victoire du Christ de leurs propres combats. Et clôturent ainsi cette journée de fête par un acte signifiant.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
LA ‘GRANITULA’ CORSE
Des danses labyrinthiques de Pâques existaient encore récemment dans certains villages de Haute-Corse, où elles se déroulaient durant la soirée du vendredi saint. Les processionnaires s’y enroulaient selon des volutes successives, les plus serrées possibles, le centre de la danse figurant à l’évidence le Christ-roi descendu aux enfers. On note qu’une cérémonie assez identique avait lieu jusqu’au XXe siècle en Calabre, dans le bourg de Caulonia.
Dans un remarquable article publié dans la revue d’histoire des religions, Silvia Mancini a vu tout ce que ce cérémonial dansé de Pâques comportait aussi de rites agraires, célébrant le cycle annuel de la nature tandis que le soleil s’imposait à la saison sombre. Par exemple, au cours de la même semaine sainte, on exposait des vases ou du blé avait été mis à germer. Datant ces pratiques étonnantes de l’époque protohistorique (IIe – Ier millénaire av. JC ?), elle envisageait que ces anciens rituels du renouveau aient pu ainsi se confondre avec la signification religieuse du temps pascal.
Sicard de Crémone, qui mentionne la danse de la pelote, y reconnait indirectement des origines païennes : « à travers une approche circulaire, ils ont compris la révolution du ciel ; par la jonction des mains, l’interconnexion des éléments ; à travers les gestes de corps, les mouvements des signes ou des planètes ; par les mélodies de chanteurs, les harmonies des planètes ; par les applaudissements et le piétinement, le son du tonnerre… ».
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
HABITUDES PAÏENNES ET SENS THÉOLOGIQUE
Ces danses sur le labyrinthe ont sans doute des origines païennes, à rechercher dans l’aire germanique, quoiqu’elles aient pu se confondre avec quelques pratiques d’extraction gréco-latine (le Jeu de Troie que décrit longuement Virgile dans l’Énéide ou le Geranos mentionné par Pline le Jeune sur l’île de Délos). Il ne faudrait pas exclure certains éléments autochtones – le folklore rural entre Bourgogne et Orléanais, tel qu’il apparaît dans certains détails du manuel d’Arnold van Gennep.
Pourtant, malgré son extraction non-chrétienne, l’Église de Sens-Chartres a pris le pari audacieux d’adhérer complètement à cette pensée mythico-magique, pour obliger consécutivement les fidèles à un véritable effort d’abstraction.
Dans la majeure partie des danses rituelles, il n’existe en effet pas de distinction entre l’ordre du naturel et celui du surnaturel. Représenter l’une des scènes ‘fondatrices’ ou le divin a forcément sa part, n’est pas différent de contribuer à son actualisation, sur un plan tangible. Aussi, faire un geste ‘mimétique’ est déjà appeler sa perpétuation ou son rétablissement à l’intérieur d’un ordre temporairement perturbé. Or l’Église des années 1215 développe un tout autre schéma « per visibilia ad invisibilia » que l’on trouve assez fidèlement chez Hugues de Saint-Victor. Les symboles n’y signifient rien s’ils ne permettent, à la seule lumière de la foi, de comprendre l’ordre divin. Éveiller ainsi les consciences, en développant une similarité entre dispositions spirituelles et expressions corporelles est un pari risqué, ainsi que l’a bien montré Ernst Leonardy (Labyrinthes, parcours éthiques), dans la mesure ou on s’éloigne de la rationalité avec l’avantage d’ouvrir les individus à l’intelligence des mystères de la foi au travers de la totalité physico-psychique. Margot Fassler est d’avis qu’il faudrait entendre de semblables danses plus comme une concession, à dessein d’éviter des débordements plus gênants, que comme une véritable adhésion.
« Notre esprit borné ne peut saisir la vérité que par le moyen des représentations matérielles » affirmait Suger. On sait l’importance qu’il a tenu – ou qu’il a prétendu tenir – dans la définition de l’art gothique, largement ouvert au vocabulaire des images – verrières historiées et portails sculptés. On oublie souvent l’importance des parfums dans l’exercice de la liturgie : encens, saintes huiles. À Sens, Chartres et Auxerre, on a visiblement essayé, au moins en cette occasion, d’ouvrir un chantier supplémentaire, qui aurait pu être promis à un grand avenir, au travers de la notion de mouvement : dansé et gestué.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
UN LABYRINTHE UTILITAIRE ?
Abordons un épineux problème : pourquoi, malgré l’existence, ouvertement divulguée, dans certaines cathédrales d’une ‘danse pascale’, aucun auteur n’a voulu en tirer la seule conséquence qui s’imposerait : les labyrinthes – celui de Chartres notamment – ont manifestement été construits pour servir à ce rituel. Les différentes objections que l’on pourrait avancer résistent en définitive mal à une analyse approfondie.
‘Les premières mentions sont tardives, et rien n’est connu avant la fin du XIV° siècle‘.
La réalité des sources, telles qu’elles sont effectivement produites et conservées, doit être interrogée. Ce qui serait en réalité étonnant, c’est que nous connaissions un témoignage du XIIIe siècle. À titre d’exemple, on ne trouve pas plus de trois sources médiévales – allusives et tardives – pour savoir comment était considéré, aux yeux des fidèles, l’ensemble du programme sculpté des portails dans toutes les cathédrales : les gens les regardaient-ils vraiment ? Se livraient-ils à des commentaires ? Y avait-il prière, explication donnée par l’institution cléricale ? On retrouve les mêmes lacunes si l’on désire attester la disposition exacte des autels majeurs et les particularités liturgiques qui pouvaient y être associés aux différentes fêtes de l’année – tout au moins si l’on se situe avant le XVe siècle.
En réalité, les innovations locales en matière de liturgie sont rares au XIVe siècle, tandis que l’usage des rituels spécifiques aux diocèses régresse pour laisser place aux dispositions romaines. Plus encore, on peut exclure que la culture populaire s’invite à nouveau dans les cathédrales, alors que le XIVe siècle voit au contraire se multiplier les ordonnances visant à restreindre l’accès des cathédrales aux seules activités cultuelles, sous contrôle des autorités religieuses. Les rituels décrits en 1396 à Auxerre sont nécessairement une sorte d’affadissement – progressivement vidé de ses symboles – provenant d’un dispositif liturgique, fixé deux siècles plus tôt.
‘La présentation des faits laisse entendre qu’il s’agit d’un amusement, et non d’une affaire sérieuse‘.
Si l’on prend exemple à Auxerre, le rôle central est pourtant joué par le doyen du chapitre, personnage éminent, et la manifestation appartient à l’ordre institutionnel. Le chapitre, en 1471, se charge même de l’imposer, collectivement, à un chanoine récalcitrant, maître Gérard Royer, docteur de l’université nouvellement nommé. Le même incident se renouvelle en 1531, avec le refus déclaré du chanoine Laurent Bretel à participer à ce qu’il juge comme une mascarade. En 1535, suite à ces contestations, l’évêque François de Dinteville assiste lui-même à la séance en présence d’un conseiller dépêché par le roi, qui en dresse procès-verbal, preuve qu’il ne s’agit en rien d’une habitude potache – pas plus qu’une pratique subversive, qui viserait à remettre en cause momentanément l’ordre des choses, à la façon de la fête des fous ou de carnaval. Cependant, les contradicteurs sont virulents, haut placés, et prennent largement prétexte de la ‘bienséance’. Le 7 juin 1538, le parlement de Paris tranche le débat et interdit la danse de Pâques, alors même que les enjeux essentiels n’apparaissaient plus clairement. Les dernières délibérations devant le parlement témoignent en effet d’un chapitre cathédral qui argumente tout autant sur le respect des formes traditionnelles de la liturgie que sur l’hommage nécessairement dû à ses collègues par un chanoine nouvellement nommé – celui qui fournit la pelote. On peut comprendre l’aspect dérisoire de la polémique, que les adversaires de la danse de Pâques n’ont pas manqué d’exploiter, alors que leur principal but était le suivant : empêcher à tout prix que l’on continue à danser dans l’enceinte d’un édifice consacré au culte.
Les chercheurs ont focalisé leur attention, à la suite du Mercure de France, sur le pittoresque de la situation, oubliant ses motifs lointains. Il y avait de quoi : une grosse pelote jaune, une danse à trois pas… D’ailleurs, les faits apparaissent à la rubrique ‘pelote’ du dictionnaire de Du Cange, comme si elle en représentait l’intérêt essentiel – anecdotique. Et certains articles récents ont pu, en montrant ce ‘jeu’ sous l’angle d’un ancêtre des sports de ballon actuels, donner le sentiment d’une sorte d’incongruité. Les archives historiques du diocèse d’Auxerre soulignaient au XIXe siècle que « le jeu de la pelote, dégénéré d’un vieil usage grave, avait fini par transformer, le jour ou il se célébrait, la nef de la cathédrale, en une sorte de jeu de paume ». Doit-on imaginer que, la règle initiale était moins connue et par tant moins respectée, l’ordonnancement des débuts ayant fait place à un défouloir mal arbitré ?
La danse de Pâques a fait l’objet, dès le XIIIe siècle, d’une hostilité non dissimulée d’une part des clercs, qui refusaient la notion d’une quelconque danse s’inscrivant dans la sacralité. Honorius d’Autun, plus tôt, caractérise les païens par le fait qu’ils servent leurs idoles ‘toto corpore’. En 1260, le concile de Cognac représente un véritable tournant dans l’histoire de la danse, comme l’a bien souligné le R.P Gougaud, puisqu’il prononce à ce sujet une interdiction formelle pour les clercs : « avec cela, le ridicule se voit dans l’Église de Dieu et il est fait une farce à la dignité épiscopale ».
Le fait d’utiliser un ballon est aussi mal perçu, puisqu’il rapproche les obligations préconisées par l’Église d’activités par trop ludiques. Jean Beleth, théologien de l’université de Paris (mort en 1165) est assez réticent, tandis que Durand de Mende, dans son rationale officiorum (1285-1291) condamne les jeux de ballons dans les églises, à Noël et à Pâques, qu’il assimile à des libertés de fin d’année, accordées aux serviteurs et dont l’origine est païenne. Ce jugement cadre mal avec le jour de Pâques, tout autant que la présidence du doyen pendant ce rituel et l’utilisation d’une séquence chantée. Nous avons toutefois la preuve que ces pratiques étaient connues des prélats à la fin du XIIIe siècle et qu’elles ont été alors dénoncées avec vigueur – après avoir été critiquées, avec plus ou moins d’insistance, pendant au moins 120 ans. De la documentation, il reste malheureusement les propos des seuls contradicteurs. Aucun témoignage, ne nous est parvenu inversement depuis les initiateurs de ces manifestations.
Il est certain d’ailleurs que la danse pascale a suivi – et plutôt rapidement – un processus que connaissent les spécialistes des mythologies populaires : d’une célébration ordonnée, on régresse à un folklore de plus en plus formaliste et superficiel, pour ne subsister à terme que dans les curiosités de certains jeux d’enfants. Peut être le jeu de la marelle est-il d’ailleurs l’aboutissement d’une histoire identique, sur la très longue durée.
‘La danse de Pâques n’existerait-elle pas indépendamment du labyrinthe ?‘
Nous ne sommes pas assez renseignés sur les modalités ‘réglementaires’ des jeux de balles à l’intérieur des cathédrales, pour savoir s’ils ont pu exister en dehors de la fête de Pâques. Notons pourtant qu’ils sont attestés à Amiens, Reims et Auxerre, trois cathédrales où existaient des labyrinthes. Pour ce qui concerne les modalités de la danse, attestée à Chartres, Sens et détaillée à Auxerre, elles sont trop évidemment liées à la forme du labyrinthe pour établir une sorte de déconnection : une ronde pour l’aspect collectif de la chorégraphie, un parcours long et aléatoire suivi de façon individuelle et qui permet ainsi au ‘meneur’ d’approcher plus ou moins des participants. La danse de Pâques telle qu’elle nous a été communiquée est à l’évidence une danse dont l’exécution nécessite un labyrinthe, fût-il mental. Quelle que soit la nature du marquage au sol, il est évidemment ultérieur à l’invention d’une chorégraphie. Il serait inconséquent de pouvoir imaginer un processus inverse.
‘Un dispositif rituel peut-il vraiment avoir commandé d’intervenir sur l’édifice, jusqu’à rajouter un élément architectural‘.
Si l’on se place du point de vue de l’historien d’art contemporain, on comprend qu’il y ait une certaine difficulté à admettre pareil constat. Le labyrinthe y perd son statut d’œuvre à part entière pour être relégué au rang d’accessoire, nécessaire à l’exécution d’une célébration, soit moins d’une heure dans l’année. Si l’on se place du point de vue du chapitre canonial au XIIIe siècle, rien n’a plus d’importance que l’action liturgique, raison ultime de la cathédrale et qui a déterminé les conditions précises de son édification. Utiliser le labyrinthe pour mettre en scène visuellement, au jour dit, le mystère de la rédemption, c’est lui donner dans l’organisation un rôle prééminent. On connait de nombreux cas, dans l’histoire de l’architecture sacrée, ou un portique, une cella, une allée processionnelle ne servent qu’en de rares occasions, d’autant plus signifiantes.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
LE DISCRÉDIT JETÉ SUR LA DANSE DE PÂQUES – XVIIe / XVIIIe SIÈCLE
Dans la « lettre » qu’il consacre à la danse de Pâques à Auxerre (publiée par le Mercure de France – 1726) Jean Lebœuf, prêtre et chanoine de la cathédrale d’Auxerre, lui reconnaît un aspect strictement profane.
Il laisse entendre à plusieurs reprises qu’un tel usage – d’abord fixé au lundi de Pâques – était une curiosité – un « divertissement ». Il n’avait consécutivement pas sa place à l’intérieur d’une cathédrale à une date approchant d’importantes liturgies. Il n’envisage pas la possibilité d’un rituel et y voit un usage lié à la compagnie (on dirait aujourd’hui : au « club sportif ») formée par certains chanoines, problématique qui correspond davantage aux critères culturels de sa propre époque.
Il faut rappeler en effet le contexte dans lequel évolue Lebœuf et ses continuateurs. La condamnation du concile de Trente (1562) sur la danse au cours d’un service divin, fait suite à une longue série d’interdiction. La plus ancienne d’entre elles, si l’on exclut une décrétale carolingienne, se trouve dans le chapitre V du concile d’Avignon, en 1209 : « on ne doit pas donner dans les églises de spectacles de danses ou de caroles ». Au XIIIe siècle, les prédicateurs jugent cette danse diabolique, au travers de nombreuses exempla édifiantes : « Iter circulare. Iter Diabolicus ». « Chemin circulaire. Chemin diabolique ». Les indications du symboliste Durand de Mende s’emploient à la présenter comme un ‘dérapage’, contrairement à son prédécesseur Honorius d’Autun, qui lui reconnait une signification. En 1444, la Sorbonne renouvelle une fois encore l’interdiction de « danser des choreas dans les églises pendant le service divin ».
Le mouvement est cependant assez lent. Encore au XVe siècle, pour justifier la présence de danses liturgiques destinées à animer les cérémonies, des chanoines et les chantres invoquent des textes anciens qui leur sont favorables (M. SAHLIN, Étude sur la carole médiévale, Upsala, 1940) dont évidemment les passages bibliques sur David dansant devant l’arche. Les archives de Sens conservent un chant liturgique, exécuté jusqu’au XVIe siècle et comprenant des notations chorégraphiques, avec la mention ‘Arrière’. (J. CHAILLEY, Un document nouveau sur la danse ecclésiastique, Bulletin de la Société internationale de Musicologie, vol. XXX, 1941).
Il faut donc éviter, en bon historien, de considérer Lebœuf comme une source documentaire directe. Il se limite à une (mauvaise) traduction d’un (seul) document médiéval ; quant à ses interprétations personnelles, elles sont erronées, comme l’essentiel de ce qui s’écrit vers 1700 (lui et d’autres) sur l’histoire religieuse du Moyen Âge.
« À l’origine, la cérémonie est un rassemblement sportif et profane sur le terrain du jeu de paume. Puis la danse permet, à partir de la présentation de la pelote, de se déplacer vers son lieu d’utilisation, non plus sur le terrain du jeu de paume, mais sur le labyrinthe de la cathédrale, ce qui ne change pas le caractère de la cérémonie. Parler de la ‘danse du labyrinthe’ paraît peu en rapport avec la cérémonie, d’autant plus que l’aire du labyrinthe ne représente, en l’occurrence, que le terrain du jeu de paume » a-t-on résumé récemment, en lui donnant foi.
Cette explication assez fantaisiste ignore bien sûr tout de la correspondance étroite qui existe entre parcours labyrinthique et danse circulaire (chorea-carole). La nef de la cathédrale, salle de jeu de paume à l’occasion d’un ‘match’ annuel ? Utilisation ‘dérogatoire’ du labyrinthe, parce qu’il est un espace pratique et disponible ? Volonté de conférer aux ‘joueurs’ du chapitre (bien que le jeu de paume soit un sport individuel) un caractère prestigieux ? Carole (danse pourtant circulaire) qui progresse en direction du labyrinthe ? Les incohérences sont partout : on se demande d’ailleurs pourquoi les chanoines prendraient l’initiative de transporter dans la cathédrale une pratique qu’ils sauraient a priori profane.
C’est surtout oublier les nombreux travaux du XXe et XXIe siècles sur les danses d’Église, qui ont pour point de départ un intéressant passage du Mitralis de Officio de Sicard de Crémone (fin XIIe siècle) dans lequel sont liés usage de la pelote et action liturgique. On dispose aujourd’hui de nombreux documents – avec apparat critique – sur les chorégraphies sacrées qui ont existé à l’intérieur des cathédrales. Citons J. Morris, « Dancing in Churches », The Month (December 1892) ; George Robert Stowe Mead « Ceremonial Game Playing and Dancing in Churches », The Quest : A Quarterly Review (October 1912) ; Yvonne Rokseth, « Danses cléricales du XIIIe siècle » – Mélanges 1945, III: Études Historiques (Paris, 1947) ; Linda Pol qui y a consacré une large partie de sa thèse ; Constant J. Mews, « Liturgists and dance in the twelfth century : the witness of John Beleth and Sicard of Cremona », Church History, Cambridge, n°78 (September 2009) – qui reprend l’essentiel des recherches antérieures.
Sur le sujet des Choreas de Pâques, certaines contradictions et interrogations (quelle spécificité des offices de Noël par rapport à ceux de Pâques ?) demeurent, qui font l’objet de plusieurs débats et recherches documentaires en cours. Cependant, la totalité des chercheurs retient l’idée d’une para-liturgie (à Auxerre, à Sens, à Nevers, en Angleterre), cette dernière perdant progressivement sa force symbolique.
Lebœuf, quant à lui, ne comprend déjà plus le processus qu’il décrit.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
DÉSINTÉRESSEMENT DES CLERCS ET DÉBUT DES PRATIQUES PERSONNELLES
Dès le XVIe siècle, le sens du labyrinthe de Chartres est complètement dissipé. Charles Challine, magistrat chartrain, lorsqu’il le décrit vers 1640, ne cherche pas même à comprendre les raisons de sa présence dans la cathédrale. Vers 1650, un chanoine de Chartres, Jean Baptiste Souchet, se plaint surtout des nuisances occasionnées par ceux qui le parcourent durant les célébrations. « Amuse fol auquel ceux qui n’ont guère à faire perdent leur temps à tourner et courir ». On sait que dans d’autres villes, l’agacement sera tel qu’on finira par détruire plusieurs labyrinthes, trop facilement ouverts au public, et où les enfants principalement déambulent : Auxerre peu avant 1690, Sens en 1768, Reims en 1771 à la demande du chanoine Jacquemart qui offre à dessein mille livres, Amiens vers 1827. Chartres reste donc aujourd’hui le seul exemple subsistant des grands labyrinthes du XIIIe siècle – ceux de saint Quentin, Saint-Omer et Gand n’étant eux pas antérieurs aux années 1490-1540.
Un curieux dessin, peut être datable du milieu du XVIIe siècle – publié avec les recherches de Challine en 1918 – représente le labyrinthe de Chartres avec en manuscrit, tout le long du parcours, le texte du Miserere. Il semble indiquer que des pratiques de dévotion personnelles, notamment en préalable à une confession, ont pu être reliées à l’accomplissement du parcours. Ont-elles vraiment reçu une application concrète ? Louis Paris, dans un article publié en 1856 au sujet du labyrinthe de Reims, affirme que des croyants le parcouraient en lisant des textes extraits d’un ouvrage spécialement écrit à leur intention : ‘Stations au chemin de Jérusalem qui se voit en l’église de Notre-Dame de Reims‘. De quand datait cette édition ? Aucun exemplaire n’est en fait attesté en bibliothèque. Tout porte à croire, sinon, qu’il ne serait pas antérieur au XVIIIe siècle. Si l’on se fie au terme de ‘station’, on croit y reconnaître ni plus ni moins qu’une méditation sur le chemin de croix, soit les différentes étapes du supplice du Christ, en se remémorant le chemin qu’il a parcouru jusqu’au Golgotha.
Par ailleurs, si l’on suit les indications de Wallet, il y aurait eu au moins trois endroits – Reims, Arras, Sens – dans lesquels des fidèles auraient parcouru toute la longueur des labyrinthes sur les genoux, dès la fin du XVIIe siècle – ceci en récitant à haute voix les prières indiquées. Il faut prendre ces assertions, avec la plus grande précaution. La gravure publiée pour l’intérieur de Chartres en 1696 montre des bourgeois déambulant, sans qu’on puisse affirmer qu’ils soient en train de parcourir le labyrinthe – et encore moins à genoux. Que des pèlerins, à titre individuel, aient pu avoir une telle idée, de façon spontanée, la forte présence à Chartres d’une communauté étrangère – celle des tamouls – a suffi de nous en persuader tout récemment.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
PÈLERINAGES ?
Au XIXe siècle, l’expression ‘chemin de Jérusalem’ fait florès. On explique qu’elle correspond à la conception qu’avaient les anciens du labyrinthe, soit un voyage fictif vers Jérusalem (à l’époque des croisades) qui équivalait en matière de pénitence à un voyage réel en terre sainte. On a beaucoup écrit sur la foi de cette théorie.
Pourtant, pas un seul document recensé en archive n’utilise cette appellation avant le XVIIIe siècle, et encore faut-il prendre en compte – sur la foi de Louis Paris – le livret édité à Reims. Wallet fait paraître, quasi-simultanément, un dessin du labyrinthe de Saint-Omer (abbatiale Saint-Bertin) titré ‘Chemin de Jérusalem’, qu’il date – sans certitude – du début du XVIIIe siècle. Les deux premières mentions prouvées datent ainsi de 1856, tandis que la même année est établi le projet de ce qui aurait pu être le premier des labyrinthes néo-gothiques, à Notre-Dame de la Treille (Lille). Il avait été conçu sur le modèle d’Amiens, en y ajoutant quelques noms, Lille faisant office de première étape et Jérusalem de point final. Derrière, se profile à chaque fois la personnalité de Jean-Baptiste Lassus, architecte des monuments historiques, tellement intéressé par cette problématique qu’il accepte d’engager en janvier 1849 des fouilles au centre du labyrinthe de Chartres. L’objectif était de vérifier si les maîtres d’œuvre n’y étaient pas inhumés.
En réalité, pour peu que l’on remonte plus avant dans la documentation, on parle indifféremment de ‘labyrinthe’ ou de ‘dédale’. Quelquefois le terme de ‘lieue’ apparaît, dont l’origine est sans doute plus populaire. Chaline y fait allusion et d’autres auteurs sauront d’ailleurs noter qu’il y a loin de 261,50 m à la longueur réelle d’une lieue – plus de 3,200 km.
Jérusalem ? Hermann Kern a toutes les raisons de postuler une ‘reconstruction’ historico-romantique comme savaient parfois en produire les férus du gothique au milieu du XIXe siècle. « Cette correspondance symbolique était si étroite que, selon la croyance de l’époque, les mêmes grâces et indulgences étaient attachées au parcours qu’au pèlerinage lui-même » écrit Jean Gimpel, dans ‘Les bâtisseurs de cathédrales’. Ainsi en est-il des réflexions qu’on répète sans avoir jamais tenté de vérifier les sources – en l’occurrence inexistantes.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
INTERPRÉTATIONS CONTEMPORAINES
Au XXe siècle, les ouvrages consacrés au labyrinthe de Chartres ne sont pourtant qu’une longue variation sur la notion de pèlerinage vers Jérusalem, conçu tout d’abord de façon factuelle (remplacement d’un déplacement trop long et risqué vers la ville sainte), puis de façon symbolique (la Jérusalem céleste, telle que décrite par l’écriture – soit l’éternité promise par le livre de l’Apocalypse). On n’a pas voulu voir que cette supposition se heurtait d’ailleurs à une impasse : la notion même de Jérusalem céleste, tout à fait opérante pour comprendre l’architecture de la cathédrale, ainsi que l’a brillamment montré Anne Prache, est trop abstraite pour s’imposer à une quelconque époque dans le langage courant – celui des curieux qui venaient parcourir le labyrinthe. D’autre part, le texte de l’apocalypse, référentiel obligé de toute symbolique, insiste sur le fait que la Jérusalem céleste est de forme quadrangulaire, ainsi que l’iconographie la figure habituellement.
Le labyrinthe devient plus récemment, selon l’intuition propre à l’époque, l’image de la vie terrestre des croyants, tournée en direction de Dieu – attendant chacun au bout d’un parcours exigeant mais néanmoins univoque, invitant au pardon et obligeant à la confiance. De nombreux spirituels américains, à la suite de Lauren Artress qui a été l’initiatrice du mouvement outre-Atlantique, ont diffusé l’idée qu’il devait être considéré comme un chemin de prière, obligeant à la conversion personnelle – et qu’il méritait une ambiance authentiquement méditative. Il est possible à nouveau de le parcourir depuis 1995, tous les vendredis de la période qui s’étend du carême à la fête de la Toussaint.
Comme on le voit, le XXe siècle s’est sensiblement rapproché du projet originel, sans toutefois fournir d’explication claire et en occultant le caractère authentiquement christique du message. Dans l’esprit du rituel conçu vers 1200, si le croyant peut cheminer tout au long de l’année vers sa propre rédemption, il le doit au Christ ouvrant la voie au jour de Pâques.
Mentionnons quatre courants de pensée, étroitement mêlés, dont l’actualité pose des problèmes évidents d’encadrement et qui suggèrent l’intérêt d’une vraie thèse universitaire sur le phénomène sociologique qu’est devenu le labyrinthe.
Le premier s’appuie sur la conviction que le labyrinthe est l’expression de savoirs secrets, accessibles aux seuls initiés. Ces thèses ont connu un certain regain avec la publication du Da Vinci Code, ainsi que des ouvrages connexes. On y parle beaucoup de chiffres et de mesures, référencés par exemple au diamètre terrestre – ainsi que des templiers.
Le second, qui puise son inspiration dans le New Age conjointement aux spiritualités orientales, voit dans le labyrinthe un outil d’épanouissement personnel, insistant sur la nécessité de ‘faire le vide pour se retrouver‘– soi même. C’est un mouvement dont les contours sont, selon les pays, déistes ou syncrétiques.
Le troisième a subi l’apport des sciences cognitives et envisage le labyrinthe comme un processus thérapeutique, visant à l’acceptation de sa personnalité, y compris dans ses aspects les plus vulnérables.
Le quatrième se rattache aux recherches effectuées sur les courants dit ‘telluriques‘, insistant pour identifier l’emplacement exact du labyrinthe avec un ‘nœud’ essentiel des réseaux d’énergie, synonyme d’une régénération d’ordre physique. Cette idée d’abord évoquée par Louis Charpentier, persiste malgré le fait que l’emplacement du labyrinthe est strictement dépendant du plan général de l’édifice – et non l’inverse.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
OBJECTIFS
Les symboles, dans la cathédrale de Chartres, dont aucune autre n’égale le programme verrier et sculpté, sont destinés prioritairement à être vus, qu’ils soient compris immédiatement par les fidèles ou qu’ils s’intègrent au plan récapitulatif de l’ordonnancement des sphères terrestres et spirituelles, décrit dans l’édifice et comprenant en outre l’histoire complète de l’Alliance. Ils servent de support à une édification en vue de la transcendance, commentant plus ou moins directement l’un des grands mystères de la foi. Le labyrinthe de Chartres poursuit cette tradition, dépassant le niveau de la spéculation morale pour laisser à voir en filigrane le parcours victorieux du Christ au travers des enfers.
L’erreur de nombreux historiens d’art est pourtant d’avoir ignoré l’aspect pratique du labyrinthe, prétextant que les gens qui le parcouraient n’étaient pas ceux qui l’avaient conçu – et qu’ils en ignoraient en partie la portée symbolique. Reste qu’il faut revenir à cet aspect fondamental : il est bien prévu qu’il soit parcouru. Pourquoi ?
S’il faut en chercher les origines à long terme dans l’érudition des moines copistes, d’abord en Italie puis à Auxerre, les réalisations à grande échelle reviennent aux chanoines français et à leur propre usage.
L’Église institutionnelle des années 1215, dans la province ecclésiastique de Sens, dont faisait partie l’évêché de Chartres, a fait un choix étonnant, dont les raisons sont encore obscures : celui d’intégrer en son sein des pratiques qui lui étaient sans doute extérieures, pour donner plus d’ampleur, de contenu intellectuel et d’identité visuelle au cérémonial liturgique.
Le labyrinthe de Chartres n’est donc pas un outil de dévotion individuelle mais le seul témoin encore existant, sous l’aspect d’un marquage au sol, d’une liturgie originale, propre à quelques cathédrales et à la journée de Pâques.
L’objectif était ambitieux : partager visuellement la grâce du Christ ressuscité victorieux du mal, ouvrir à sa suite un chemin d’éternité, sous une forme qui ne soit pas seulement cérébrale mais aussi gestuelle.
Gilles Fresson – Rectorat de la cathédrale de Chartres
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